Jérémie Jardonnet
02 août 2024
L’expert habilité du CSE (SSCT), dans le cadre d’une expertise, peut réaliser des entretiens avec des salariés sans l’accord de l’employeur !
Dans une décision du 10 juillet 2024 (pourvoi n°22-21.082), la Cour de cassation a jugé que la réalisation d’entretiens avec des salariés par l’expert habilité du CSE n’est pas soumise à l’autorisation préalable de l’employeur.
Il s’agissait, en l’espèce, d’un expert habilité désigné dans le cadre d’une expertise risque grave par le CSE.
Le CSE peut, notamment, désigner un expert habilité (article L2315-94 du code du travail) :
– en cas de risque grave ;
– en cas de projet important modifiant les conditions de travail ;
– en cas d’introduction de nouvelles technologies ;
– en vue de préparer la négociation sur l’égalité professionnelle
L’employeur soutenait que si cet expert voulait auditionner des salariés, dans le cadre de son expertise, il devait obtenir son autorisation, et que faute d’un accord de sa part, le coût de l’expertise devait être réduit du temps consacré de manière prévisionnel à la réalisation de ces entretiens.
Rappelons qu’aux termes de l’article L. 2315-86 du code du travail, la contestation par l’employeur de l’expertise (comptable ou habilitée) peut notamment porter sur le coût prévisionnel, la durée et l’étendue de l’expertise. Concrètement, l’employeur conteste la lettre de mission de l’expert dans laquelle il y voit une forme manifeste d’abus ou de disproportion (taux journalier de l’expert, nombre de jours prévisionnels pour réaliser la mission, axe de mission sans lien avec l’objet de la mission, etc.).
Fort heureusement, la Cour de cassation n’a pas suivi l’employeur dans son argumentation. Elle a, au contraire, estimé :
– que l’expert désigné dans le cadre d’une expertise pour risque grave, s’il considère que l’audition de certains salariés de l’entreprise est utile à l’accomplissement de sa mission, peut y procéder à la condition d’obtenir l’accord des salariés concernés,
– et qu’en cas de contestation par l’employeur, il appartient au juge d’apprécier la nécessité des auditions prévues par l’expert au regard de la mission de celui-ci.
Cette solution se justifie pleinement.
En effet, une expertise « risque grave » qui serait privée de deux de ses principaux outils (entretiens individuels et collectifs), en raison d’un droit de véto patronal, serait donc purement et simplement privée de toute utilité.
Il aurait été particulièrement incompréhensible d’octroyer le droit à l’employeur de refuser l’audition des salariés dans le cadre d’une expertise habilitée, a fortiori lorsque le risque grave est de l’ordre de la santé mentale, morale ou psychologique, sauf à priver cette expertise de toute utilité.
En effet, subordonner la tenue d’entretiens à l’accord préalable de l’employeur reviendrait à le laisser juge de l’utilité de ceux-ci et à décider de la méthodologie que l’expert-habilité doit employer, alors même qu’il n’est précisément pas expert.
Une telle solution aurait été le signe d’une profonde méconnaissance du travail de l’expert habilité.
Ainsi, la décision retenue par la Haute juridiction doit être pleinement approuvée, même si elle n’apparaît pas totalement innovante puisqu’elle avait jugé que dans le cadre d’une expertise risque grave « l’expert disposait de moyens d’investigation tels que l’audition des agents » (Cass. soc., 20 avril 2017, n° 15-27.927 et n° 15-27.955).
Le Tribunal judiciaire de Dunkerque, dans une décision du 25 avril 2024, avait également jugé que l’employeur ne pouvait s’opposer à la tenue d’entretiens individuels dans le cadre d’une expertise « risque grave » (TJ Dunkerque, 25 avril 2024, n°24/00055).
Cette décision concernant les experts habilités du CSE était très attendue, dans la mesure où la Cour de cassation avait jugé dans une décision du 28 juin 2023 (pourvoi n°22-10.293) que l’expert-comptable, désigné dans le cadre de la consultation sur la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi, s’il considère que l’audition de certains salariés de l’entreprise est utile à l’accomplissement de sa mission, ne peut y procéder qu’à la condition d’obtenir l’accord exprès de l’employeur et des salariés concernés.
Il existe donc, actuellement, deux positions contraires de la cour de cassation :
– pour les experts habilités, ceux-ci peuvent auditionner des salariés sans avoir à obtenir l’accord de l’employeur ;
– pour les experts comptables, ceux-ci doivent à l’inverse obtenir l’accord de l’employeur s’ils estiment que l’audition des salariés est nécessaire à la réalisation de leurs travaux.
Il est donc permis de se poser la question suivante : est-ce la nature du travail des deux experts du CSE qui justifierait une distinction jurisprudentielle ou doit-on estimer que la solution du 10 juillet 2024 est un revirement de jurisprudence par rapport à la décision rendue le 28 juin 2023 ?
Si auditionner des salariés dans le cadre d’une expertise « risque grave » ou « projet important » semble utile et primordial, compte tenu de la nature de la mission de l’expert habilité, les experts-comptables dans le cadre de leur mission peuvent, eux aussi, avoir cette même nécessité d’interviewer du personnel sauf à ne voir dans leur travail qu’une tâche de simple lecteur et traducteur de données économiques (ce que nous ne pensons évidemment pas !).
En réalité, ce n’est pas tant la nature des travaux de l’expert qui importe, mais plutôt la nécessité des entretiens à la lumière de la finalité et de l’objet de l’expertise. C’est cette boussole que la Cour de cassation ne doit pas perdre de vue.
Notons que le Tribunal judiciaire de Nanterre, postérieurement à la décision du 28 juin 2023 relative à l’expert-comptable, mais antérieurement à la décision du 10 juillet 2024, semble avoir adressé un message à destination des employeurs qui entendraient refuser par principe et systématiquement l’audition de salariés dans le cadre d’une expertise-comptable : « A supposer que la direction refuse d’une façon systématique que l’expert ne s’entretienne avec ses salariés, cette circonstance ne saurait par ailleurs être de nature à réduire le nombre de jours de travail prévisionnel, les informations n’ayant pu être obtenues par la voie de l’audition devant l’être autrement. » (TJ Nanterre, 27 oct. 2023, n°23/01766).
En substance, le refus patronal systématique à la réalisation d’entretiens, mû par la recherche d’une économie, n’est peut-être pas la stratégie « payante » !
Le cabinet Hujé Avocats défend très fréquemment des experts-comptables, des experts habilités et des comités sociaux et économiques (CSE) dans le cadre d’actions en contestation tant du principe que du coût prévisionnel ou final d’expertises. N’hésitez pas à nous contacter !
Jérémie Jardonnet
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