Jérémie Jardonnet
22 avril 2022

Expertise du CSE et introduction de nouvelles technologies

Le Cabinet Hujé Avocats a obtenu pour l’un de ses clients un jugement en date du 15 avril 2022 où, pour la première fois depuis les ordonnances « Macron », un Tribunal judiciaire a eu à connaître de la contestation d’une expertise votée par un comité social et économique (CSE) dans le cadre de l’introduction d’une nouvelle technologie.

Les faits sont relativement simple : une société a informé et consulté le CSE sur l’introduction d’un nouveau logiciel d’intelligence artificielle, lequel permet selon la société, en résumé, d’anticiper les causes de dysfonctionnements informatiques et de les résoudre, afin d’améliorer l’expérience numérique des salariés. Le CSE a voté une délibération afin de solliciter une expertise émanant d’un expert habilité au titre de l’introduction d’une nouvelle technologie. La société a contesté cette expertise devant le Tribunal judiciaire de Pontoise, estimant que ce logiciel n’avait aucun impact sur les conditions de travail des salariés.

Selon l’analyse du CSE et du cabinet Hujé Avocats, l’introduction d’une nouvelle technologie, en l’occurrence un logiciel d’intelligence artificielle, justifie à elle seule le recours à l’expertise, sans qu’il soit nécessaire de démontrer l’impact sur les conditions de travail des salariés.

Pour mémoire, en application de l’article L. 2315-94 du code du travail, le CSE peut faire appel à un expert habilité (ancien expert agréée CHSCT) :

1° Lorsqu’un risque grave, identifié et actuel, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l’établissement ;

2° En cas d’introduction de nouvelles technologies ou de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, prévus au 4° du II de l’article L. 2312-8 ;

3° Dans les entreprises d’au moins trois cents salariés, en vue de préparer la négociation sur l’égalité professionnelle.

L’article L. 2312-8 du code du travail précise que le comité est informé et consulté sur les questions intéressant l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise, notamment sur : « 4° L’introduction de nouvelles technologies, tout aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail ».

La lecture combinée des articles précités ne laisse subsister aucun doute :

– la conjonction de coordination « ou » de l’article L. 2315-94 du code du travail démontre qu’il s’agit de deux cas de recours distincts à une expertise ;

– le pluriel mis au terme « prévus » n’est pas anodin, puisqu’il renvoi bien à deux cas de consultation listés à l’article L. 2312-8 du Code du travail.

C’est également la lecture que la doctrine a de cet article.

A titre d’exemple (non exhaustif), l’ouvrage de référence en la matière, « Le droit des comités sociaux et économiques et des comités de Groupe », distingue précisément 4 cas d’expertises pour le CSE :

– A. Expertise risque grave,
B. Expertise introduction de nouvelles technologies,
– C. Expertise en cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail,
– D. Préparation de la négociation sur l’égalité professionnelle.

Au sein du titre « B. Expertise introduction de nouvelles technologies », il est précisé : « C’est à l’occasion de la consultation du comité social et économique sur un projet d’introduction de nouvelles technologies dans l’entreprise (voir supra n° 1053) que celui-ci peut recourir à cette expertise, y compris dans l’hypothèse où la nouvelle organisation du travail en résultant a commencé à être mise en œuvre. L’introduction de nouvelles technologies justifie à elle seule le recours à l’expert. Il n’est pas nécessaire qu’elle entraîne une modification importante des conditions de santé et de sécurité ou des conditions de travail comme l’indique la conjonction « ou » du 2° de l’article L. 2315-94 ».

Au-delà de l’analyse doctrinale, cela ne peut être que la conclusion à adopter au regard également de l’esprit du législateur.

En effet, la Loi n°2018-217 du 29 mars 2018 ratifiant diverses ordonnances prises sur le fondement de la loi n°2017-1340 du 15 septembre 2017, précise au 23° de son article 6 :

« L’article L. 2315-96 qui devient l’article L. 2315-94 est ainsi modifié :

a) Au 2°, après les mots « En cas », sont insérés les mots : « d’introduction de nouvelles technologies ou » et le mot « prévu » est remplacé par le mot : « prévus » » .

Manifestement, le législateur a donc bien entendu insérer « l’introduction de nouvelles technologies » dans les cas de recours à expertise du CSE.

De même, l’article 3 de l’arrête du 7 août 2020 relatif aux modalités d’exercice de l’expert habilité auprès du comité social et économique dispose :

« Nature et objet de l’expertise.
L’expertise est conduite en matière d’organisation, de santé, de sécurité et de conditions de travail ou d’égalité professionnelle selon la méthodologie d’expertise proposée à l’annexe 3 du présent arrêté.
I. – Elle a pour objet d’apporter aux membres du comité social et économique des éléments d’information lisibles et objectifs leur permettant de formuler un avis éclairé. A cette fin, elle favorise les échanges entre l’employeur et les membres du comité social et économique et réduit l’asymétrie des connaissances au sein du comité social et économique.
L’expertise contribue en particulier à :
a) Analyser les situations de travail ;
b) Evaluer les risques professionnels et, le cas échéant, les événements accidentels ;
c) Evaluer les incidences, pour les travailleurs, de la mise en place d’un projet important ou de l’introduction d’une nouvelle technologie ;
d) Identifier les opportunités qui permettraient, notamment, d’améliorer les conditions de travail et d’emploi, l’organisation, la santé au travail et la prévention des risques professionnels (…) »
.

Là encore, la distinction est manifeste.

En revanche, il convient de préciser qu’antérieurement le code du travail était rédigé bien différemment, ce qui expliquait que l’expertise en matière d’introduction nouvelles technologies devait être justifiée au regard de l’importance du projet et de ses conséquences sur les conditions de travail.

En effet, l’article L. 2323-13 du code du travail, dans sa version en vigueur du 01 mai 2008 au 01 janvier 2016, devenu par la suite l’article L. 2323-29, dans sa version en vigueur du 01 janvier 2016 au 01 janvier 2018, disposait : « Le comité d’entreprise est informé et consulté, préalablement à tout projet important d’introduction de nouvelles technologies, lorsque celles-ci sont susceptibles d’avoir des conséquences sur l’emploi, la qualification, la rémunération, la formation ou les conditions de travail ».

En outre, l’article L2325-38 du même code, dans sa version en vigueur du 01 janvier 2016 au 01 janvier 2018, disposait : « Dans les entreprises d’au moins trois cents salariés, le comité d’entreprise peut recourir à un expert technique à l’occasion de tout projet important dans les cas énumérés aux articles L. 2323-29 et L. 2323-30 et en vue de préparer la négociation sur l’égalité professionnelle ».

L’emploi du mot « important » était essentiel, puisque ce caractère important était la grille de lecture pour déterminer si le Comité d’entreprise devait être informé et consulté, et s’il pouvait recourir à un expert technique.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui !

De même, l’article L4614-12, dans sa version en vigueur du 19 août 2015 au 01 janvier 2018, disposait :

« Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail peut faire appel à un expert agréé :

1° Lorsqu’un risque grave, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l’établissement ;

2° En cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, prévu à l’article L. 4612-8-1 ».

Aux termes de l’article L. 4612-8-1, un projet important s’entend de toute décision d’aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail et, notamment, toute transformation importante des postes de travail découlant de la modification de l’outillage, un changement de produit ou de l’organisation du travail, toute modification des cadences et des normes de productivité liées ou non à la rémunération du travail.

En conséquence, lorsqu’un CHSCT décidait de recourir à un expert s’agissant de l’introduction d’une nouvelle technologie, il devait nécessairement faire la démonstration du caractère important des modifications des conditions de travail :

– puisque son droit à expertise ne résultait que de l’alinéa 2 de l’article L.4614-12 du code du travail, à savoir dans l’hypothèse d’un « projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, prévu à l’article L. 4612-8-1» ;

– et qu’un projet important, aux termes de l’article L. 4612-8-1, s’entend de toute décision d’aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail et, notamment, toute transformation importante des postes de travail découlant de la modification de l’outillage, un changement de produit ou de l’organisation du travail, toute modification des cadences et des normes de productivité liées ou non à la rémunération du travail.

Tel n’est plus du tout le cas aujourd’hui.

Le Tribunal judiciaire de Pontoise dans un jugement du 15 avril 2022 (RG 22/00134) a donné raison au CSE en question en retenant que l’introduction du logiciel nouveau d’intelligence artificielle, inexistant à ce jour au sein de la société, justifie à elle seule, le recours à l’expertise, sans qu’il soit nécessaire pour le CSE de faire la démonstration préalable de conséquences sur les conditions de travail des salariés.